samedi 15 janvier 2011

Le jeu de Steven Seagal : quand l'être dépasse l'acteur

La sortie récente de Machete a permis à un grand acteur oublié de faire son retour au cinéma, après 8 ans de disette à se morfondre dans des DTV réalisés en partie en Europe de l’Est. A une époque pas si lointaine, il était pourtant classé au panthéon des acteurs de film d’action par de jeunes préadolescents ou adolescents boutonneux et faisait fantasmer… sans doute quelques spectatrices quelque part dans le monde. Cet homme humble et modeste, capable de déclarer : « I am hoping that I can be known as a great writer and actor some day, rather than a sex symbol » [1], c’est Steven Seagal.

Naissance d’une légende
Steven débuta sa fabuleuse carrière en 1988 avec Nico. Dès son premier film émergent les grandes caractéristiques qui feront sa réputation :
• Jeu d’acteur quasi-inexistant ;
• Combats rapides et efficaces à base de cassage de bras et de nuques ;
• Intrigue minimaliste fondée sur : « Faut pas chercher des noises à Steven Seagal ».
Le film obtint un certain succès et commença à faire connaître Steven aux amateurs de films de baston, nombreux à l’époque.

Suivirent quelques titres du même acabit : Echec et mort (« Faut pas tuer la femme de Steven Seagal et le laisser pour mort »), Désigné pour mourir (« Faut pas essayer de tuer la sœur de Steven Seagal ») et Justice Sauvage (« Faut pas tuer le partenaire de Steven Seagal »). Sympathiques mais insuffisants pour lui assurer la renommée.

Arriva alors son film phare, son chef-d’œuvre qui, encore aujourd’hui, continue d’exercer son influence sur certains adultes décervelés dont nous sommes de dignes représentants : Piège en haute mer.
Le scénario, comme à son habitude, tient sur une demi ligne : « Faut pas attaquer un bateau sur lequel y’a Steven Seagal » ou, pour être plus original dans notre formulation, « Steven Seagal et des terroristes sont sur un bateau. Qui va tomber à l’eau ? » (indice pour ceux qui ne suivent pas : la réponse n’est pas « Steven Seagal »).
Steven Seagal joue Casey Ryback, un ancien membre des forces spéciales qui, pour des problèmes de discipline, s’est retrouvé cuistot sur un navire de guerre US.

Mais il y a une subtilité. Attention, ce n’est pas facile à comprendre, nous conseillons aux esprits peu habitués aux complexités scénaristiques, aux gens qui ont du mal à parfaitement appréhender les films de Lynch, d’arrêter ici leur lecture. Nous allons essayer de résumer ça avec des mots simples : les terroristes ne savent pas que Steven Seagal est un ancien des forces spéciales car le commandant du navire avait caché le dossier de Steven dans son coffre.
Ils pensent que c’est juste un cuistot, « un petit cuistot de rien du tout » comme se désigne lui-même Steven. Ils ne découvrent que plus tard leur erreur et commencent à avoir grave les chocottes. Entre temps, Steven s’est déjà débarrassé d’un paquet de vilains : préparation chimique explosive dans un four à micro ondes, cassages de vertèbres et pétage de tronche, mitraillage à l’Uzi… Steven sait tout faire, y compris la bouillabaisse. Le combat final dure 20 secondes et Steven finit avec la pin-up.

Bouleversée par ce film, une génération entière de spectateurs se mettra à regarder d’un autre œil le métier de cuisinier. De nos jours encore, des traumatisés considèrent les cuisiniers avec crainte et respect, redoutant toujours que, sous une image placide, se cache un redoutable tueur.

Repenser le film d’action pour trouver sa voie
Pour beaucoup, Piège en haute mer reste le summum de la carrière de Steven, suivi d’une longue déchéance. Les films suivants de Steven ne seraient que des clones imparfaits de Piège en haute mer, sans le même brio ni la même émotion. Ils consisteraient en la répétition du même personnage devant sans cesse accomplir sa destinée (se venger et poutrer du méchant), une sorte de champion éternel à la Moorcock version film d’action.
Fidèle à notre volonté d’apporter à l’humanité le savoir et la vérité, nous nous opposons à cette vision trop simpliste : sous l’apparence de la déchéance et du manque d’originalité, Steven explore depuis quelques années de nouveaux horizons à travers la recherche d’un cinéma d’action philosophique, visant à l’épuration du superflu pour atteindre la nature même de l’être.

Se refusant à la facilité, Steven a décidé, depuis une dizaine d’années, d’explorer à fond les principes fondateurs de son succès, repoussant les limites de la qualité et du bon goût tels qu’ils sont conçus par les journalistes et les spectateurs. Il ne se limite pas aux carcans du cinéma d’action classique et apporte sa pierre à l’histoire cinématographique, à l’instar de la Nouvelle Vague dans son opposition au cinéma académique français des années 50.

1) L’acteur éclipsé par l’être
Dès le départ, Steven se caractérise par un jeu d’acteur très pauvre, proche de l’inexistant. Rapidement, ses maigres tentatives de jeu (encore présentes dans Piège en haute mer) sont abandonnées et remplacées par un placide double menton. A l’instar d’un Richard Harrison ou d’un Chuck Norris [2], Steven ne joue pas, Steven est. Comme il le dit lui-même : « The secret is not to act, but to be » (cf. note 1).

Sa présence, de plus en plus grande [3] à mesure qu’il vieillit, doit suffire au spectateur. La preuve, on ne regarde pas un film d’action roumano-américain ou un film de Michael Keusch, on regarde un Steven Seagal.

2) Les films d’action sans action
Dans ses premiers films, Steven effectue lui-même les scènes d’action. Les scènes sont adaptées à son style et à ses capacités et les spectateurs se déplacent pour voir Steven dans ses œuvres.

Depuis une dizaine d’années, il ne fait plus ses scènes d’action : elles sont exécutées par des cascadeurs jeunes et sveltes ne ressemblant que vaguement à Steven. L’action est de toute façon de moins en moins présente dans ses films, en corrélation avec la diminution progressive des moyens et de la qualité des effets spéciaux.
Steven montre ainsi que l’action n’était qu’un prétexte, une voie temporaire mais que le chemin (le dào, 道)) qui mène à la sagesse est dans le non-agir, c'est-à-dire ne fournir aucun effort inutile et ne rien faire qui soit en contradiction avec la nature.

3) Steven comme impondérable du scénario
Dès le départ, les scénarios sont centrés sur Steven Seagal, à l’image des scénarios habituels des films d’action tournant autour d’une vedette du genre. La minceur de l’intrigue ne surprend guère et ne choque pas outre mesure le public de ce style de films : un méchant énerve le héros, le héros se venge en résolvant au passage l’éventuel sous-intrigue du film (trafic de drogue, corruption, terrorisme…), retour à la normale. Ces films se concentrent sur le parcours du héros, sur ses faits et gestes, et sur sa capacité à résoudre tous les problèmes.

Sur le papier, Urban Justice semblait entrer dans ce moule : quelqu’un tue le fils de Steven Seagal. Steven va se venger, sur fond de trafic de drogue et de policiers corrompus.
Mais sous des apparences classiques, le film révolutionne en fait le schéma habituel et apporte pour nous une pierre supplémentaire au modèle cinématographique que construit Steven depuis une dizaine d’années : le film donne l’impression non pas d’un scénario bâti autour de Steven mais d’un scénario dans lequel Steven arrive de façon imprévue, pétant quelques tronches et repartant aussi sec.
Dans ce film, Steven ne résout rien : ni les trafics de drogue, ni la corruption. Il tue le « son of a bitch who killed [his] son » et s’en va, sans toucher au chef de gang et en laissant les problèmes en place. Comme si, tout d’un coup, Steven Seagal avait surgi, le scénario pris au dépourvu devant s’adapter au fur et à mesure et ayant toujours un temps de retard.

Le chemin vers l’harmonie
Urban Justice constitue une sorte d’aboutissement provisoire du modèle qu’est en train de construire Steven Seagal. L’important n’est plus le film (film d’action où l’acteur principal n’effectue plus l’action), les acteurs (jeu d’acteur inexistant), le scénario (dont Steven apparaît comme un élément perturbateur), le budget ou la réalisation (budget minimaliste, réalisateurs à la compétence limitée), l’important c’est uniquement Steven Seagal en tant qu’être et non en tant qu’acteur (acteur de cinéma et acteur des évènements).

Poussée à l’extrême, cette logique nous rapproche d’une sorte de cinéma expérimental philosophique.
L’application rigoureuse des principes évoqués précédemment pourrait donner un film de ce type : des jeunes marchent dans la rue. Ils croisent une affiche d’un film de Steven Seagal. Un des jeunes se moque. Steven arrive, regarde les jeunes méchamment. Ils meurent d’une crise cardiaque. La caméra suit Steven. Il rentre chez lui, s’assoit dans un fauteuil et ne bouge plus pendant le reste du film. Pendant les 1h30 restantes, la caméra reste en plan fixe sur Steven dans le fauteuil, dans une semi-obscurité. Dans son inaction, le monde gravite autour de Steven : la lumière change, des mouches passent, on entend les bruits de la rue. Tout est harmonie.

Pour finir, une petite citation de la fille dans Piège en haute mer adressée à Steven Seagal, très représentative de l’ensemble des films de l’acteur et qui nous constitue une bonne conclusion : « The safest place on this ship is right behind you ».


[1]Citations extraites de imdb : http://www.imdb.com/name/nm0000219/bio#quotes. Les sources n’étant pas données, les citations sont sujettes à caution.
[2]Mais pas Jean-Claude Van Damme : à l’inverse des autres acteurs cités, Jean-Claude joue. Pas toujours bien, certes, mais au moins il tente d’exprimer des émotions, d’être un acteur.
[3]Dans le sens d’espace physique occupé, non d’accroissement de son charisme.


Films cités (en l’absence de précision, le film existe en DVD français)
Above the Law (Nico) d’Andrew Davis (1988)
Hard to Kill (Echec et mort) de Bruce Malmuth (1990)
Machete (Machete) d’Ethan Maniquis et Robert Rodriguez (2010) : pas encore sorti en DVD
Marked for Death (Désigné pour mourir) de Dwight H. Little (1990)
Out for Justice (Justice Sauvage) de John Flynn (1991)
Under Siege (Piège en haute mer) d’Andrew Davis (1992)
Urban Justice (Urban Justice) de Don E. FauntLeRoy (2007)

1 commentaire:

  1. Merci de cette fine analyse. Cependant, tu as vu un des plus cohérents des DTV de Steven.
    Dans les DTV bien pourris faits en Roumanie, il ne perturbe pas le scénario, il s'y superpose. En simple, il y a une intrigue, des acteurs et sinon y a Steven qui apparait et éventuellement tabasse des gens (au début et à la fin surtout).
    N'empêche en matière de Steven, je dois pouvoir rivaliser avec toi en matière de DVD :P

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